Le Québec, les Acadiens et les peuples autochtones : la question nationale dans l`État canadien

par Robbie Mahood

L’oppression nationale et le racisme demeurent des caractéristiques propres aux États capitalistes dans le monde d’aujourd’hui. Dans peu d’entre eux, si ce n’est aucun, la question nationale joue un rôle central comme au Canada. Ceci est plus clairement démontré dans le cas du Québec, où le ressentiment national éclate périodiquement pour tenir une place centrale dans la vie politique. On le voit dans la conscience nationale croissante et les revendications des peuples autochtones au Canada et au Québec. Les communautés de langue française hors-Québec qui ont survécu à l’assimilation anglophone, notamment les Acadiens, peuvent également revendiquer un droit au titre de nation. Et il s’applique, sans doute, à Terre-Neuve, où une société distincte existait depuis trois cents ans avant son incorporation dans l’État canadien en 1949.


Le point de vue historique

Un survol à travers notre histoire commune établira le poids de l’oppression nationale dans la formation et le développement ultérieur de l’État capitaliste canadien.

L’établissement de colonies de peuplement dans l’est de l’Amérique du Nord par la France et la Grande-Bretagne a impliqué la dépossession et l’assujettissement des populations indigènes par la guerre, le vol, le prosélytisme religieux, les conditions inégales des échanges et l’exploitation de la main-d’œuvre qualifiée des hommes et des femmes autochtones, notamment dans le lucratif commerce des fourrures.

La longue lutte pour la suprématie coloniale bascula en faveur de la Grande-Bretagne dans le milieu des années 1700. En 1755, après leurs succès militaires dans la région maritime du Canada, les Britanniques expulsèrent des milliers de colons français acadiens, un des premiers exemples de nettoyage ethnique brutal.

Des concentrations plus importantes de colons français au Québec exigent une stratégie différente. Après leur victoire sur les plaines d’Abraham, les Britanniques imposèrent un régime colonial à leurs nouveaux sujets grâce à la collaboration active de l’Eglise catholique romaine et de l’élite terrienne seigneuriale. Ils cherchèrent à construire une majorité anglophone à la fois dans le Bas et le Haut-Canada, aidés à cet égard par l’afflux des Loyalistes de l’Empire britannique opposés à la Révolution américaine de 1776.

En 1837, l’administration coloniale britannique réprima des soulèvements armés à la fois au Canada français et anglais après des années d’agitation populaire et démocratique. La rébellion au Bas-Canada (Québec) fut écrasée avec une brutalité particulière, car elle était aussi une lutte pour les droits nationaux.

Le lancement de l’État fédéral canadien en 1867 fut une tentative par la bourgeoisie anglo-canadienne de s’étendre dans l’immense territoire du nord- ouest de Amérique du Nord britannique. Il fut le produit du consensus de l’élite coloniale, plutôt que de la lutte anticoloniale populaire, activement promu par la Grande-Bretagne pour contrer la menace de l’annexion américaine.

Ce n’est qu’en Ontario qu’il y eut un quelconque enthousiasme pour le projet d’édification nationale. Le Québec obtint le statut de province, mais fut condamné au statut de minorité permanente dans les institutions fédérales. Quant aux Métis et aux peuples autochtones de l’Ouest, la Politique Nationale de John A. MacDonald envisageait leur déplacement par un afflux d’immigrants anglophones de l’Est du Canada, ou de l’Europe, avec une préférence pour ceux en provenance des îles britanniques.

D’abord au Manitoba en 1870, puis en Saskatchewan et en Alberta en 1885, Ottawa   déploya sa force armée pour écraser une insurrection des Métis et des Indiens, assurant la suprématie anglo-canadienne et portant ainsi un coup décisif au rôle des peuple francophones ou autochtones dans le développement de l’Ouest. Un régime d’apartheid colonial attendait les peuples autochtones vaincus, consistant en leur réinstallation dans des réserves sous l’autorité du ministère fédéral des Affaires indiennes, alors que leur langue et leur culture (et même leurs enfants, littéralement) furent pris d’assaut par  le système scolaire dirigé par l’Église. Le statut juridique de la langue française fut supprimé,  une province après l’autre.

Donc, dès le départ, le développement capitaliste au Canada prit une double forme d’inégalité, non seulement en termes de luttes des travailleurs et des petits agriculteurs contre les capitalistes, mais aussi entre les  nations dominantes et subordonnées au sein de la fédération. La prédominance anglo-protestante qui a été une partie intégrante de la construction de l’État pancanadien a imposé une réalité de marginalisation économique et la menace d’ assimilation culturelle et linguistique pour les peuples francophones et des Premières Nations. Mais la négation des droits nationaux du Québec et des autres nations dominées est venue au prix de tensions et de contradictions potentiellement explosives au cœur de l’État fédéral.

La densité de population ainsi qu’une langue, une culture et une histoire communes, ont donné au Québec un rôle stratégique dans la politique canadienne. Après l’exécution du chef métis Louis Riel par le gouvernement conservateur en 1885, et pendant de nombreuses décennies par la suite, les Québécois favorisèrent les Libéraux. Grâce à leur base au Québec, les Libéraux furent le parti dominant de la bourgeoisie canadienne, exerçant le pouvoir au niveau fédéral pendant la plus grande partie du 20e siècle.  La bourgeoisie québécoise a cherché à défendre ses intérêts à travers une alliance avec le capital anglo-canadien. Mais le Québec est demeuré dans l’ensemble une société arriérée caractérisée par le pouvoir prédominant de l’Église, l’assujettissement marqué des femmes, des niveaux élevés de pauvreté avec une émigration massive, et l’anglais comme langue de préférence en milieu de travail et parmi les nouveaux immigrants. La conscience nationale prit alors une forme réactionnaire et  un esprit de clocher, mais elle pouvait afficher aussi une dimension anti-impérialiste comme lors des crises de la conscription de la Première Guerre mondiale et de la Seconde Guerre mondiale.

Tout ceci allait changer avec la vague d’agitation nationaliste et sociale qui balaya le Québec dans les années 1960 et 70. Pour la première fois, la revendication de l’indépendance du Québec fut soulevée, semant la panique dans la classe dirigeante canadienne et ses représentants politiques. Ottawa réunit deux réponses distinctes à cette menace mortelle pour l’État capitaliste canadien: une hostilité implacable aux revendications nationales du Québec sous le premier ministre libéral Pierre Trudeau, suivie d’une approche plus souple et plus coopérative sous le premier ministre conservateur Brian Mulroney. Aucune des deux stratégies n’a réussi à enfermer le génie du séparatisme dans la bouteille, même si le camp fédéraliste l’a emporté lors des deux référendums sur l’indépendance.

L’humiliation nationale aux mains de l’État canadien –  la Loi sur les mesures de guerre (1970), l’exclusion de la Constitution canadienne rapatriée (1982), l’échec des accords du Lac Meech et de Charlottetown (1990 et 1992), « le scandale des commandites» (1995 ) et la Loi sur la Clarté (2000) – a crée plus que jamais un gouffre entre le  Québec et le reste du Canada. La conséquence a été d’affaiblir l’attachement des Québécois pour les deux partis du capital anglo-canadien, en particulier le Parti Libéral.

L’exemple du Québec a stimulé la conscience nationale des peuples autochtones, ainsi que les demandes des minorités francophones à l’extérieur du Québec. Les peuples des Premières Nations du Canada et du Québec ont démontré leur détermination à maintenir leurs droits souverains par les tribunaux, dans des négociations avec Ottawa et les provinces, et par l’action directe militante pour défendre leurs terres traditionnelles et leurs droits issus de traités lorsque ceux-ci ont été menacés.

La question nationale et la gauche dans le Canada anglophone

L’existence de l’oppression nationale dans l’État canadien ne semble pas avoir été reconnue, encore moins devenue une préoccupation du mouvement ouvrier à ses débuts. Le Manifeste de Regina en 1933, le document fondateur de la CCF (Cooperative Commonwealth Federation, précurseur social-démocrate du Nouveau Parti démocratique) engageait le parti à «remplacer le système capitaliste actuel, avec ses injustices inhérentes et son inhumanité, par un ordre social duquel la domination et l’exploitation d’une classe par une autre seront éliminées». Mais une recherche minutieuse du programme élaboré qui suit ne fera pas une seule référence au Québec ni aux peuples autochtones. Le Parti Communiste à ses débuts n’aborda pas non plus la question nationale, en dépit de l’exemple fourni par les Bolchéviks. Quatre délégués du Québec, dit-on assistèrent à la conférence de fondation du Parti Ouvrier en 1922, contre 43 de l’Ontario et 16 de l’ouest canadien.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, à la fois le CCF et le PCC alors stalinisé, appuyèrent  la conscription, ce qui leur aliéna  l’aile ouvrière du mouvement anti-conscription au Québec. Stanley Ryerson, l’intellectuel de premier plan du PC, rédigea le récit marxiste qui fait le plus autorité sur la question nationale dans la formation de l’État canadien dans son livre Capitalisme et Confédération : aux racines du conflit Québec-Canada (Unequal Union en anglais). Mais en raison de son orientation vers une aile prétendument progressiste de la bourgeoisie canadienne qui serait prête à rompre avec l’axe Washington-Ottawa, le PC ne toléra pas de tendance nationaliste dans son aile québécoise.

L’heure de gloire de la social-démocratie canadienne-anglaise à l’égard du Québec arriva quand le chef du NPD fédéral, TC Douglas, s’opposa à la Loi sur les mesures de guerre de Trudeau durant la crise du FLQ en 1970. Douglas argumentait à partir d’une position axée strictement sur les libertés civiles. Pourtant, il fallait du courage pour nager à contre-courant de l’hystérie qu’ Ottawa cherchait à susciter pour justifier l’envoi de l’armée au Québec et l’emprisonnement de plus de 400 activistes sans accusations. La plupart du temps cependant, la direction du NPD a reflété le chauvinisme envers le Québec qui est à l’œuvre dans tout le spectre politique au Canada anglais. Par exemple, l’actuel vétéran homme politique du NPD, mais alors procureur général de la Saskatchewan, Roy Romanow, a été un collaborateur clé dans l’exclusion du Québec par Trudeau au cours des négociations constitutionnelles de 1982 entre Ottawa et les provinces, ce qui est connu au Québec comme étant «la nuit des longs couteaux».

Durant les années 1960 et 70, il y avait une forte sympathie dans la gauche canadienne-anglaise pour les aspirations du Québec, jusqu’à et y compris l’indépendance. Dans les années 1990 et dans ce siècle cette sympathie s’est en grande partie évaporée. Les raisons avancées pour justifier ce revirement de situation vont généralement dans le même sens. Le Parti québécois a abandonné ses supposées origines socio-démocrates et s’est transformé en un parti de droite pro-capitaliste. Les Québécois ont appuyé le libre-échange avec les États-Unis. Ils auraient succombé à un nationalisme ethnocentrique réactionnaire intolérant envers les minorités autochtones et immigrantes du Québec.  Les Québécois francophones ont réussi avec succès à démanteler le système de privilèges anglophones et sont maintenant en train de redresser la barre un peu trop fort dans l’autre sens.

En revanche, en ce qui concerne les peuples autochtones, la gauche canadienne-anglaise a conservé une sympathie de base et une reconnaissance de la justesse de leurs luttes. Cette différence reflète un certain degré de moralisme libéral, de paternalisme et de superficialité vers lesquels bon nombre de personne de gauche du Canada anglais ont battu retraite. Pour les Québécois, le fait  d’avoir enregistré des gains dans leur lutte constante suffit à les rendre suspects. Ou alors, parce que l’on retrouve racisme et xénophobie au Québec, il ne mérite plus notre solidarité. Certaines personnes qui sont du côté progressiste de la politique canadienne semblent surprises de découvrir que le Québec est une société capitaliste dominée par la bourgeoisie dans laquelle il y a un flux et un reflux des luttes, et où la possibilité de progrès social ou de recul dépend du rapport de forces, comme c’est le cas pour toute autre société dans le monde d’aujourd’hui.

Bien sûr le Québec a subi de nombreux changements depuis que Pierre Vallières a écrit Les Nègres Blancs d’Amérique. Les gains pour la majorité francophone sont tangibles, mais fragiles, en particulier dans le champ de bataille crucial de la langue à Montréal. Mais ces changements sont loin d’une quelconque sorte de libération nationale. Ils n’incluent pas le pouvoir sur les banques et la finance, sur le pouvoir judiciaire au plus haut niveau, sur l’armée et la politique étrangère. Et le Québec est encore prisonnier d’une constitution qui ne reconnaît pas ses droits nationaux, sur laquelle il n’a jamais été consulté, et qu’il est presque impossible pour lui de modifier.

Un certain discours nationaliste de gauche prédomine encore dans le Canada anglophone. Il souscrit au mythe du Canada en tant que variante plus douce et plus civilisée du capitalisme. C’est la terre de l’assurance-maladie avec tous les accompagnements. Les Conservateurs dirigés par Stephen Harper sont vilipendés parce qu’’ils veulent trahir cette vision et installer un modèle plus bestial à l’américaine qui ne serait pas compatible avec les «valeurs» canadiennes. Bien sûr ce point de vue souffre de l’absence d’une analyse de classe. La poursuite déterminée de Stephen Harper pour l’austérité capitaliste à l’intérieur et le militarisme impérialiste à l’étranger est pleinement appuyée par la classe dirigeante canadienne. La classe dirigeante canadienne a confiance en Harper et en son équipe. On pourrait même dire qu’’ils partagent la même version des «valeurs» canadiennes tout à fait capitalistes. Le fait de défendre des «valeurs» canadiennes alternatives et progressistes n’est pas nécessairement mauvais. Elles trouvent un écho dans de larges couches de la classe ouvrière au Canada anglais. En dernière analyse, ceci reflète un équilibre plus favorable dans les rapports de forces entre les classes que ce qui a existé jusqu’à présent aux États-Unis. Le problème avec le nationalisme de gauche (et son discours sur les «valeurs» dont il est le gardien) est qu’il tend à obscurcir la nature de classe de l’État canadien et à s’opposer à tout ce qui pourrait menacer l’unité de cet État, tel que l’indépendance du Québec.

Il y a un autre obstacle à la compréhension et à l’opposition à l’oppression nationale. Dans certaines parties de la gauche socialiste, la contradiction centrale dans la société capitaliste est réduite à l’antagonisme entre les travailleurs et les capitalistes d’une manière abstraite et anhistorique. D’autres contradictions de la société de classe, telles que l’oppression nationale ou celle basée sur le sexe, sont considérées comme des questions qui ne sont pas de classe et qui sont moins importantes, ou même des déviations de la vraie lutte. Dans ce cadre, que l’on pourrait désigner par le terme économiste, les griefs nationaux du Québec pourraient être reconnus, mais la solution proposée repose abstraitement  sur l’union des travailleurs des deux nations dans une lutte commune contre la bourgeoisie. Tout ce qui jette la classe ouvrière de la nation opprimée dans le même camp que sa bourgeoisie doit être rejeté. Par exemple, la revendication de l’indépendance du Québec, et même celle de faire respecter les lois linguistiques de la province, pourraient être combattues parce qu’elles divisent la classe ouvrière binationale.

Notre approche

Pour nous de Socialist Action/Ligue pour l’Action Socialiste, l’oppression nationale est avant tout une question de classe. L’oppresseur national d’une nation opprimée n’est pas principalement une autre nation, mais l’État en tant qu’’instrument d’une classe dirigeante exploiteuse. La lutte d’une nationalité opprimée est contre l’État, afin de briser son autorité et son contrôle sur les opprimés-es.

Dans le cas des peuples autochtones au Canada et au Québec, nous appuyons leur droit à l’autonomie gouvernementale, au contrôle de leurs ressources au- dessus et en dessous du sol et le droit de développer leur système d’éducation, d’emploi, de soins de santé et leurs infrastructures en fonction de leurs propres valeurs. Nous ne croyons pas que le système capitaliste puisse répondre à ces aspirations. Depuis son importation en provenance de l’Europe, le capitalisme a tiré d’énormes profits de l’expropriation des peuples indigènes du continent, et il continuera de le faire à moins qu’on ne le combatte.


Les peuples autochtones se sont parfois retrouvés coincés dans la lutte entre le Québec et l’État pancanadien. À notre avis, il n’est pas dans l’intérêt des peuples autochtones de s’opposer aux aspirations nationales légitimes des Québécois en autant que leurs propres droits nationaux soient également respectés . Toute tentative couronnée de succès par les Québécois d’avoir leur propre État doit accorder aux peuples autochtones du Québec le même droit complet à l’autodétermination, jusqu’à et y compris le droit de faire sécession et / ou de rester dans l’État canadien. Ce droit devrait également s’appliquer aux peuples autochtones qui souhaiteraient quitter la Confédération pour faire partie d’un futur Québec indépendant.

Nous soutenons non seulement le droit à l’autodétermination des Québécois, mais aussi l’expression politique concrète de ce droit qui, depuis plus de cinquante ans, a été la revendication pour l’indépendance du Québec. Cette revendication, qui est appuyée par toutes les fédérations syndicales du Québec, a des racines profondes dans la classe ouvrière du Québec et d’autres couches sociales. Notre soutien à l’indépendance est basé sur un examen sérieux de l’histoire canadienne ainsi que du rôle central et du poids de l’oppression nationale dans cette histoire. La question nationale demeure le talon d’Achille de la bourgeoisie canadienne représentant un défi direct à la stabilité et à l’autorité de l’État fédéral, qui est le principal garant et l’exécuteur de ses intérêts de classe.

Au Québec nous soutenons une rupture avec les dirigeants nationalistes bourgeois du Parti Québécois et du Bloc Québécois, et la construction d’un parti politique de masse de la classe ouvrière qui peut aborder tous les problèmes qui affectent la société québécoise dans une perspective indépendante de la classe ouvrière, et qui est capable de mener une lutte pour la libération nationale des Québécois-es. Nous croyons que l’émergence de Québec Solidaire représente une étape potentielle dans cette direction. Nous pensons en outre que les socialistes révolutionnaires devraient participer à ce parti en tant que tendance organisée pour lutter pour un programme anticapitaliste.

A l’intérieur du NPD, notamment grâce à notre participation dans le Caucus  Socialiste du NPD, nous défendons sans équivoque les droits nationaux du Québec et des peuples autochtones, et  nous nous opposons aux hésitations ou à  la collaboration pure et simple de la direction du parti avec les partis conservateur et libéral dans les violations par l’État canadien de ces droits. Les faux-fuyants du chef du NPD, Jack Layton, sur la Loi sur la Clarté (promulguée en 2000), qui donne à Ottawa le pouvoir de déterminer la validité d’un futur référendum sur l’indépendance du Québec, en sont un bon exemple.

Notre soutien à l’indépendance du Québec vise à créer les meilleures conditions pour la lutte des classes au Québec et dans le reste du Canada. Tant que l’indépendance du Québec n’a pas encore été réalisée, nous sommes favorables à une alliance entre les organisations ouvrières du Québec et du ROC pour instaurer un gouvernement ouvrier à Ottawa. Le catapultage récent du NPD au statut d’opposition officielle, en grande partie du à la force de ses votes au Québec, ouvre des possibilités à cet égard. Le NPD n’a pas de racines importantes dans la classe ouvrière québécoise. De plus, étant donné les réflexes de collaboration de classe de sa direction et la longue tradition de chauvinisme canadien-anglais du parti, il ne défendra pas le Québec si une autre crise d’unité nationale se produisait. Mais en même temps, la volonté d’un grand nombre de travailleurs, de travailleuses et de jeunes Québécois-es à donner leur appui au NPD reflète une reconnaissance de la nécessité d’une unité au-delà de la fracture nationale contre un ennemi de classe commun, incarné par les Conservateurs de Harper. Que cette offre plutôt généreuse soit acceptée, et dans quelle mesure, à la base du NPD et du mouvement ouvrier dans le ROC, cela  reste à voir. Mais il est, selon nous, du devoir des socialistes, même avec de petites forces, de tenter d’influencer ce processus dans une direction positive, c’est-à-dire renforcer la mobilisation nationale contre la prochaine ronde d’austérité, de militarisme, de dégradation environnementale et de répression que le gouvernement Harper espère imposer. Indispensable pour cette tâche est une perspective claire sur la réalité persistante de l’oppression nationale dans l’État canadien et la nécessité de la combattre.

La question nationale dans le marxisme classique

Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels déclarent: «les travailleurs (sic) n’ont pas de patrie». Correction faite du préjugé sexiste, cela reste l’appel lancé à l’internationalisme qui est au cœur de la lutte pour renverser le capitalisme. Est-ce que le nationalisme est alors tout simplement un outil à travers lequel la bourgeoisie désarme idéologiquement les travailleurs et mobilise leur soutien à l’austérité, à la répression et à la guerre? Les socialistes ne devraient-ils pas défendre alors une opposition sans compromis au nationalisme?

Il est intéressant de fouiller plus loin dans le même passage du Manifeste. Oui, disent Marx et Engels: «Les travailleurs et les travailleuses n’ont pas de patrie. Nous ne pouvons pas leur enlever ce qu’ils n’ont pas obtenu. Parce que le prolétariat doit tout d’abord acquérir la suprématie politique, doit devenir la classe dirigeante de la nation, doit se constituer en la nation, il est, jusqu’à présent, lui-même national, quoique nullement au sens bourgeois du mot ». Ceci est une compréhension complètement riche et plus dialectique de la relation nation-classe, projetée sur la lutte concrète entre des classes rivales dans des États ou des nations spécifiques.

Initialement, le point de vue de Marx et d’Engels sur la question nationale fut façonné par la révolution démocratique bourgeoise qui balaya l’Europe en 1848. Ils saluèrent les luttes pour l’unité nationale et l’indépendance des peuples allemand, italien, polonais et hongrois. En revanche, les luttes des petites nations de l’Europe orientale et méridionale, tels que les Tchèques, les Slovaques, les Croates, les Serbes et les Bulgares, ne suscitèrent pas leur appui en raison  de l’arriération de ces formations sociales et de leur alliance avec la puissance la plus réactionnaire en Europe, la Russie tsariste.

Après s’être installé à Londres et s’être familiarisé  avec la question irlandaise, Marx adopta une attitude différente envers l’oppression nationale. Au lieu de voir la libération nationale irlandaise dépendre de la révolution anglaise, il en vint à voir la colonisation de l’Irlande comme un obstacle à la conscience de classe de la classe ouvrière anglaise. Aussi longtemps qu’elle acquiescerait à l’asservissement de l’Irlande, la classe ouvrière anglaise ne serait jamais en mesure de mener une lutte efficace contre sa propre classe dirigeante. Par conséquent, la classe ouvrière de la nation qui opprime doit rompre avec sa bourgeoisie et soutenir la lutte de la nation opprimée à l’autodétermination, même si cela signifie la séparation politique.

La génération suivante de marxistes européens au début du 20e siècle s’est engagée dans un long débat sur la question nationale. L’expression la plus avancée de cet échange reste, à notre avis, celle de Lénine et des Bolchéviks, qui défendaient les droits des nations opprimées non seulement dans l’Empire russe plurinational, mais aussi dans le monde colonial et semi-colonial dominé par l’impérialisme .

L’autodétermination nationale, jusqu’à et y compris le droit de faire sécession, est une condition préalable à la fusion volontaire des nations envisagée dans un ordre socialiste mondial. Contre l’accusation portée par Rosa Luxembourg que la défense inconditionnelle de l’autodétermination nationale subordonnait la classe ouvrière dans une nation opprimée à sa propre bourgeoisie, Lénine a fait valoir ce qui suit: «Dans la mesure où la bourgeoisie de la nation opprimée combat l’oppresseur, nous sommes toujours, dans tous les cas, et plus fortement que n’importe qui d’autre, en faveur, car nous sommes les ennemis les plus ardents et les plus constants de l’oppression. Mais dans la mesure où la bourgeoisie de la nation opprimée soutient son propre nationalisme bourgeois, nous sommes contre. Nous nous battons contre les privilèges et la violence de la nation qui opprime et nous ne saurions en aucun cas tolérer la recherche de privilèges de la part de la nation opprimée».

La défense de l’autodétermination nationale n’implique pas nécessairement la sécession. Selon Lénine, ceci dépendrait «d’un millier de facteurs imprévisibles», ainsi que du rythme en cours et des besoins de la lutte des classes dans un cas donné. Ce sur quoi il a insisté, c’est que la lutte contre l’injustice et pour les droits démocratiques (y compris nationaux) n’est pas secondaire, mais plutôt une composante essentielle de la lutte des classes, engagée comme elle est politiquement sur tous les fronts.

Notre thèse est que l’oppression nationale est incorporée dans l’État fédéral canadien. En ce qui concerne le Québec, la demande pour l’indépendance a de profondes racines historiques et devrait occuper une place importante dans la réflexion stratégique des socialistes révolutionnaires. Sa réalisation serait un coup contre l’État capitaliste canadien à l’un de ses points les plus faibles. Et elle encouragerait les politiques de classe indépendantes au Québec et dans le reste du Canada, augmentant la portée de la lutte anticapitaliste et révolutionnaire de transformation sociale.

(Robbie Mahood est un membre de Socialist Action / Ligue pour L’Action Socialiste qui vit à Montréal depuis les 18 dernières années. Il a été candidat pour Québec Solidaire à l’Assemblée nationale du Québec en 2008, et s’est présenté pour le PDS-Parti pour la démocratie socialiste à Montréal en 1998. Originaire de la Saskatchewan, Robbie est un médecin pro-choix qui a contribué à établir la clinique Morgentaler à Winnipeg au Manitoba. Son texte est tirée d’une présentation donnée lors de la conférence annuelle de Socialist Action/Ligue pour l’Action Socialiste à Toronto le 22 mai 2011.)